Les légendes urbaines de la NBA : Épisode 1

L’idée de ce papier n’est pas de s’attaquer à Magic Johnson le joueur.
Déjà, parce que plus le temps passe, plus je prends du plaisir à le voir jouer. L’âge con étant dépassé depuis longtemps, on arrête de faire le p’tit merdeux et on s’incline devant le boss.
Ensuite, car il n’est pas responsable de cette fable. Il en est simplement l’acteur central.
Reste que le sujet de cet article est un moment à part dans la carrière du légendaire meneur, à savoir le fameux Game 6 des finales NBA 1980. On se parle de son «plus grand accomplissement». Ô attention, ce n’est pas moi qui le dit, c’est Magic himself. Ce match fait office de tournant dans l’histoire de la NBA, alors il mérite automatiquement que l’on se penche dessus.

Nous voilà donc aux Finals 1980. Lakers vs Sixers, on est bien niveau casting. 3-2 dans la série, autant dire que côté scénario, ce n’est pas dégueulasse non plus. Précision : les deux starting-five sont identiques du Game 1 au Game 5 :
LOS ANGELES LAKERS
Norm Nixon
Magic Johnson
Jamaal Wilkes
Jim Chones
Kareem Abdul-Jabbar

PHILADELPHIE SIXERS
Maurice Cheeks
Lionel Hollins
Julius Erving
Caldwell Jones
Darryl Dawkins

Blessé à la fin Game 5, Kareem est out pour ce Game 6. C’est donc 33.4 pts, 13.6 rbds, 4.6 blks et 3.2pds de moyenne qui s’envole pour les hommes de Paul Westhead. Autant dire qu’avec le pivot des Lakers, on n’est pas sur un rôle à la Juwan Howard Miami 2012.
Le suspense est donc total avant ce fameux match 6. Et CBS le diffuseur nous envoie un teaser très alléchant via son commentateur Brent Musburger : «Young man by the name of Magic Johnson is going to start at center.»[1] La belle histoire est annoncée, et le fantasme est en marche.

L’absence de Kareem est sur toutes les lèvres dans l’avant-match. Rod Hundley (CBS Sports) interviewe Darryl Dawkins, et annonce que Julius Erving sera en défense sur le rookie pourpre et or. Juste derrière, Bill Russell explique que «mettre Magic en pivot va créer des problèmes» aux Sixers, et que ça sera une histoire d’ajustements. 
Place à la star du jour, le jeune Magic Johnson. Au micro d’Hundley, il explique qu’il aime ce challenge, qu’il défendra sur Julius, qu’il va jouer pivot et ailier (tiens, lui-même le dit… bizarre bizarre) et qu’il va voir ce qu’il peut faire (ouais on va voir Earvin LOL).
En l’absence de Kareem, Michael Cooper est starter pour les Californiens, LET’S GO.  

L’entre-deux a lieu entre Magic et le grand Caldwell pour une image qui restera. Quand j’vous dis que ça restera, c’est genre ça restera. Causez avec n’importe quel mec qui n’a pas vu ce match mais en se gavant de highlights, et à un moment il vous parlera de cet instant. Le genre de Point Godwin du basket si vous préférez.
Sur la première attaque, Magic prend position en tant que pivot en étant défendu par Julius. Sauf que rapidement, on sent que Norm Nixon est un peu perdu. Moment choisi par Magic pour reprendre le contrôle du cuir, et va pour une traversée de balle tout terrain avec un jump shot après avoir temporisé devant la raquette (Lakers 11-4 Philadelphie). Il enchaîne avec une pénétration sur jeu placé (15-8), et une brique en mode ailier. Puis il s’offre un and-one rempli de classe (20-18). Il sert Mark Landsberger (poste 4/5) sous le cercle, rebond offensif pour les Lakers qui réorganisent avec… Magic à la mène. Il inscrit un autre panier en pénétrant (30-25), avant de lancer un alley-oop non converti à Cooper. Côté défense, il mange un in your face par Julius… avant de remonter la gonfle sur toute la longueur; pas mal pour un pivot ! Il termine ce quart-temps sur un skyhook légendaire.
On a pu noter que Cooper le recherchait constamment pour créer le jeu. Et dès l’amorce du QT2, Nixon fait de même. Désormais défendu par Bobby Jones, le rookie des Lakers rate un panier en drivant et perd le ballon à la Russell Westbrook.
Tiens en parlant du meneur du Thunder des Rockets, Magic régale d’une passe en tribune et j’vous le donne en mille, il n’était pas center au moment de l’action (35-32). Après un petit run des Sixers, il s’en va chercher un rebond offensif pour le panier + la faute #MosesMaloneLikeThis
Mais nouvelle perte de balle de Magic le PG, qui continue de diriger derrière la ligne à trois-points. Soyons honnête, il poste quelques fois, mais comme on fait dans l’honnêteté, c’est vraiment « quelques fois ». En défense, il s’occupe de Steve Mix (ailier de 2,01 m). Philly cherche le break, mais Magic traverse tout le terrain pour revenir (52-54). Allez pour finir cette mi-temps, un petit QCM.
Quand dans la dernière minute, le #32 intercepte une passe d’Henry Bibby, que fait-il ?
A- il donne le cuir à son meneur et s’en va prendre position comme tout bon pivot qui se respecte.
B- il regarde le chronomètre, fait le gestionnaire et donne à Brad Holland pour le tir.
C- la réponse C.
Et au cas où vous hésitez, sachez qu’à 24 secondes du retour aux vestiaires, il s’en va gratter deux lancers-francs après avoir gardé le ballon du début à la fin de l’action.

Dès le départ du QT3, il plante un joli tir ligne de fond et une passe décisive masterclass en profitant de son avantage de taille sur Cheeks (1,85 m). Euh… Maurice Cheeks qui défend sur un pivot ???? D’accord, Billy Cunningham n’est pas le plus grand headcoach de l’histoire de la NBA mais ça m’étonnerait fortement qu’un entraineur ayant disputé trois Finals (1980, 1982) pour un titre (1983) fasse ce genre d’erreurs !
Une entame de QT3 excellente des Lakers, magnifiée par la vitesse de Magic et Nixon. Julius s’est remis en défense sur Magic… pour prendre un shoot sur la trogne. Et pour finir ce 14-0, ajoutez une passe géniale du jeune Earvin et roulez jeunesse.

Durant la suite de ce quart-temps cauchemar, Magic demande souvent le ballon au poste, sans être pour autant servi (Wilkes faisant un gros passage). Mais qu’importe, la gonfle manque trop à l’ancien de Michigan State alors il réclame son dû pour placer un shoot extérieur à deux minutes de la fin, inscrire un nouvel and-one de toute beauté en slashant, avant de perdre un ballon par précipitation.
Au micro, Musburger continue la promo du meneur angelinos, en prenant le soin de préciser qu’il joue à tous les postes et non plus uniquement pivot. Je précise, car dans les highlights et autres mix internet, on n’entend pas ce passage. C’est un peu le souci des montages, on fait ressortir ce que l’on veut. Vous me direz, tant que le consommateur mange, autant lui mettre une assiette bien remplie.

QT4, le Spectrum est en déprime après l’écart effectué par les visiteurs. Sauf que les Sixers reviennent petit à petit, pour vraiment recoller (103-101). Hasard ou coïncidence, la bande à Westhead s’en remet inlassablement à Magic qui remonte les possessions. Et quand il marque un panier à l’intérieur, c’est suite à une interception de Nixon (110-103). Le rookie claque un dunk en tant que pivot (113-103)… après avoir géré le rebond et la contre-attaque qu’il a lui-même freiné (2’05). Forcément, Musburger encense la performance du gamin, cite chaque statistique en appuyant bien sur les chiffres. Peut-on dire que c’est exagéré ? Non. 42 pts (14/23 aux tirs, 14/14 sur la ligne), 15 rbds, 7 pds, 5 to, 3 stls, ce n’est pas rien. Un match All-Time. De bout en bout.

Voilà, ce sont les faits.
Comme la vie est belle, tout est disponible sur YouTube pour vérifier : en HD dans une version raccourcie, en 480p dans la version longue.
Prenons le temps de répéter histoire que ça rentre bien dans le crâne des « experts » : non, ce 16 mai 1980, Earvin Magic Johnson n’a pas joué pivot. Il a été majoritairement meneur et ailier, parfois intérieur (fuyant). Cette polyvalence change tout : remplacer numériquement un joueur ne veut pas dire prendre sa place dans le jeu (pour le savoir, faut-il encore regarder les matchs plutôt que recracher la souple qu’on nous a fait boire depuis des lustres). Magic fait 2,06m et les Lakers pouvaient se permettre de profiter de sa taille pour chambouler les plans des Sixers. Chones (43 minutes de jeu) et Landsberger (19) ont joué essentiellement près du cercle, oui. Magic ? Par intermittence. Le regretté Darryl Dawkins aimait à préciser que Magic ne l’a pas défendu (chose qui aurait dû avoir lieu si Magic avait été réellement pivot). Afin d’être parfaitement complet, Wilkes a posté et Cooper a aussi traîné sous le cercle.

En 1980, le basket NBA n’était pas celui d’aujourd’hui. Pas de Nikola Jokic à l’horizon. Tout était assez schématisé. Le meneur menait, le pivot était en-dessous. Encore plus aux Lakers, avec la présence de Kareem. Magic a apporté sa vitesse, ses qualités de pénétration, son côté homme à tout faire. Et pour information, c’était déjà le cas au cours de la saison régulière.
Ne pas oublier non plus que quasiment tout le monde a zappé le match de cochon de Jamaal Wilkes (37 pts à 16/30, 10 rbds). Sonny Hill, la légende radiophonique de Philadelphie insiste sur le fait que «Jamaal Wilkes est vraiment celui qui a fait la scission entre les deux équipes.» Avec 25 pions en deuxième mi-temps, on peut dire que le #52 des Lakers mérite sa mention. Mais voilà, le story telling laisse des gens de côté et Wilkes est passé aux oubliettes. Cela s’explique à cause de la performance iconique de Magic : par la pression (on the road), par le contexte (absence de Kareem) et par son manque d’expérience (rookie) qui furent balayés d’un revers de main. Et le fait qu’il n’ai pas joué pivot ne changeait en rien au fait que sa production individuelle était la plus folle de l’histoire des Finales NBA à cette date-là.

Earvin Charisme Johnson

À la recherche du mythe entretenu
Maintenant, il faut donc se demander pourquoi cette poétisation perdure. Avec tous les outils que nous disposons aujourd’hui, plus personne devrait y croire. Et pourtant si, ça continue. Personnellement, je vois trois raisons majeures à ce phénomène :
1/ Magic Johnson.
Plus que n’importe quel joueur dans l’histoire, le meneur a ce statut d’intouchable. Jordan ? Il a ses haters maintenant vu que LeBron lui titille la place du GOAT. Kareem et Russell ? Trop anciens. Les Iverson, Carter et Julius ont une hype éternelle mais sont clairement en-dessous niveau basket. Bon, c’est vrai que depuis que Magic a eu des fonctions au sein des Lakers et qu’il s’est mis à Twitter pour nous dire que « LeBron James est MVP 2020 des Finals », que « Stephen Curry est un futur Hall of Famer » ou que « l’eau ça mouille »; les balles partent un peu. Mais là je parle du basketteur. Lui est inattaquable. Tout d’abord, il a vendu trop de rêve. Visuellement, c’était quand même le turfu bordel.
Ensuite, il y a le paramètre de sa fin de carrière, qui fut aussi soudaine que triste. C’est un sujet délicat mais il ne faut pas se mentir non plus : l’annonce de sa maladie reste un moment terrible, et cela a apporté une compassion naturelle, suivi d’une certaine retenue quant aux éventuelles critiques. L’émotion créée fut sans égale, logiquement. Aujourd’hui, on ne va pas critiquer Kobe Bryant avec la même verve qu’il y a un an. C’est humain. Et cette tendance se retrouve dans les débats sur Magic.
Malgré son retour furtif en 1996, tout le monde s’accorde à dire qu’il a arrêté en 1991, en plein prime. Magic c’est le chapeau 1 de la NBA, car il répond à tous les critères : CV inégalé (inégalable ?) à son poste et impact inouï. Depuis quelques années, la tendance est au classement All-Time. Tout le monde s’y met, et au moment de balancer les arguments, on est bien obligé d’analyser. Pour Magic, pas simple de trouver du négatif tant le mec a dominé. Il y en a un peu mais la balance penche vraiment vers l’admiration. Et puis le mec est un communiquant de premier ordre. Il capte l’attention comme peu.
Dans son interview d’avant match, il ponctua son intervention par un « Hi mom and dad » 100% décontracté. Pourquoi le préciser ? Parce que ce qui ressort dans tout ça, c’est l’incroyable charisme du numéro 32 ! 20 piges, tout sourire, aussi détendu que pour un match du dimanche matin. Ne jamais oublier ce facteur dans cette légende urbaine. Magic était tout ce que la NBA avait besoin à ce moment-là. Oui, Kareem était le meilleur joueur au monde, pas de doute là-dessus. Mais il n’avait pas ce magnétisme naturel. Chez KAJ, le côté énigmatique prenait le dessus. L’homme était spécial avec sa taille, son regard, son calme, son côté machinal du Skyhook. Magic, c’est le pote avec qui tu discutes, avec qui tu tapes une barre et qui te rend dingo sur le parquet. OK, un pote de 2,06 m mais vous comprenez l’idée. J’veux dire, comment rester insensible à ça ? Encore plus dans une époque où la télévision explosait, et où on voyait du basket de façon sporadique. Tu te poses avec le daron sur le canapé, un bon Coca-Cola et tu te crois au cinéma. C’est ça l’effet Magic, et la NBA a surfé dessus en mode Kelly Slater.
Dès lors, difficile d’évoquer son plus grand match avec un « Oui mais ». On ne touche pas à une icône, encore moins quand c’est Magic. Au mieux, tu pinailles. Au pire, t’es un casse-couilles. Et en général, t’es un rageux.

2/ les USA.
Au pays de l’Oncle Sam, on vit pour le spectacle. Il faut raconter des belles histoires avant tout.
Ce match de légende est le meilleur exemple de la story labellisée made in NBA featuring USA. On a enjolivé la performance à coup de « Magic a joué pivot ». Et pas qu’un peu.
Dans la VHS Magic Johnson – Always Showtime, on apprend que dans le Game 5, les Lakers vont devoir jouer sans Kareem… alors qu’en fait il n’a raté que trois grosses minutes de jeu à la fin du QT3. (comme faut dire la vérité : Magic a fait le taff durant ce laps de temps). Mais comme internet n’existait pas à l’époque, bah tu as saigné cette K7 vidéo chaque jour et tu te dis que Kareem est juste revenu à la toute fin. Par conséquent tu as tout avalé sur son Game 6. J’suis même certain que tu t’as pensé que Norm Nixon avait été bon vu qu’on le voit marquer un tir. Raté, il a terminé la rencontre à 1/10. Mais toi tu t’en fous, ce qui compte ce sont les témoignages de Cooper, Julius, Cunningham… qui bizarrement ne parlent pas que du fait qu’il joue que pivot. En plus, Magic lui-même en a rajouté en disant qu’il réussissait « tous » ses tirs. Et puis derrière, tu as regardé la K7 NBA, le courage et la gloire. Et là rebelote, on te balance la même histoire et tu achètes. Faut dire qu’elle est encore mieux vendu en France, car cette fois-ci, George Eddy est aux commentaires donc ça fait encore plus vrai. Pour te conforter dans ton idée, quelques années plus tard, t’es tombé sur un article de nba.com et tu régurgites ça. Voilà, ce fut ça le parcours du fan français de NBA dans les 90’s-début 00’s.
Pas de méprise : je m’inclus dans le « Tu ». Jusqu’au jour où tu te procures le match, et là tu vois que l’histoire n’est pas totalement celle que l’on t’a raconté. Personnellement, ça m’a alerté fortement et j’ai alors tenté de tout revoir, de tout vérifier par moi-même. Et bien entendu, c’est le cas de beaucoup de fans. Heureusement.
Maintenant, on peut quand même dire bravo à la NBA et son univers. Le titre de MVP est plus que discutable au vu de la domination d’Abdul Jabbar sur les cinq premier matchs, mais donner le trophée de meilleur joueur de la finale à un rookie fait vendre plus de papiers. On le sait tous : dans le sport américain, on vend avant tout un produit, et quand il est de qualité (Magic), difficile d’imaginer une possible contrefaçon

3/ l’ego des experts.
Aujourd’hui, l’image qu’on renvoie prime sur le reste. L’essentiel est de se faire bien voir. De nos jours, les gens préfèrent avoir raison sans vérifier qu’avoir tort en se cultivant. C’est triste, mais c’est comme ça. On veut étaler son savoir, ses connaissances devant le plus de monde possible, et même si on n’en a pas. Pour moi ce match est clairement un baromètre pour savoir à qui j’ai à faire. En gros, tu sais si tu es face à un mec qui veut absolument te montrer qu’il a une certaine culture basket mais sans avoir pris le temps de l’approfondir, ou si tu parles avec un gars qui a bossé le dossier. Et le premier sera beaucoup plus bruyant que le deuxième.
En plus, ceux qui te sortent le coup de « Magic a joué pivot en finale NBA 1980 pour gagner le titre », ils te balancent ça genre « j’ai une info » mdr. Le sommet est que lorsque tu leur expliques, ils te taxent de prétentieux ou de méprisant.
Que Magic ne s’inquiète donc pas pour sa réputation : avec ce genre de répartie, le mythe du Game 6 des Finals 1980 a de bonnes années devant lui.


[1] Son deuxième quote de légende concernant Magic, après celui qu’il prononça dans l’avant-match de la première rencontre NBA disputée par Earvin : « Je veux que vous sachiez que cet homme a un sourire qui illumine les écrans télés d’un bout à l’autre du pays. »

JM



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